
Les médias ont fait appel à la publicité, dès 1836 pour les journaux, dans le but de couvrir des coûts de production extrêmement élevés et de permettre aux lecteurs de s’informer à un prix rendu accessible au plus grand nombre. Cependant, le rôle de la publicité ne s’arrête pas là. Il peut conférer à la fois un certain pouvoir aux annonceurs sur le contenu des journaux et créer aussi une interaction entre les deux industries. face à cette situation nous pouvons poser la question suivante : quelle est l’influence des annonceurs sur les entreprises médiatiques?
N.CHAFFAI
- 1- Médias et publicité : cadre théorique .
- 2- Une logique économique surplombant la logique éditoriale .
- 3-Les incidences de la publicité sur le journalisme.
1-Médias et publicité : cadre théorique
Avant d’analyser l’influence des annonceurs ou plutôt de la publicité sur les médias, il semblait judicieux de définir l’annonceur , la publicité , et de dresser un bref historique de sa présence au sein de la presse et de délimiter sa relation strictement théorique avec celle-ci. L’annonceur est l’organisation ou l’entreprise à l’origine d’une opération de communication publicitaire ou marketing qui vise à promouvoir ses produits ou sa marque. Et Parmi les nombreuses définitions existantes de la publicité, nous retiendrons principalement celle de la directive européenne de 1984, qui décrit la publicité comme:
« toute forme de communication faite dans le cadre d’une activité commerciale, industrielle, artisanale ou libérale dans le but de promouvoir la fourniture de biens ou services, y compris les biens immeubles, les droits et les obligations«
Bien qu’au 18ème siècle, les journaux réservent déjà un espace aux annonces , la publicité telle qu’on la connaît fait son entrée définitive dans la presse au 19ème siècle. Ces nouvelles recettes permettent aux entreprises médiatiques de réduire considérablement le prix de leur abonnement : ils vendent désormais leurs journaux sous le prix de revient
mais cette perte est compensée par les gains économisés grâce à la publicité. Le nombre croissant de lecteurs, imputable à la baisse de l’analphabétisme, rend le média plus attirant aux yeux des annonceurs, toujours plus enclins à financer un journal à large diffusion. Dorénavant, le journal se vend sur deux marchés : celui des lecteurs et celui des annonceurs. A partir des vingtième ce dernier prendre de plus en plus d’ampleur.
2-Une logique économique surplombant la logique éditoriale
Les médias, depuis leur apparition, bénéficient d’une noble réputation qui les classe au rang d’institution de la démocratie, ce qui leur confère un caractère intouchable et collectif. Ils se sont imposés comme une concrétisation du pluralisme d’opinions nécessaire au fonctionnement d’une société égalitaire et juste. Cette considération a toutefois occulté une autre dimension socialement moins reluisante des médias : ils constituent également des entreprises à la recherche du profit qui cherchent à s’enrichir ou du moins à assurer leur survie. Les journalistes eux-mêmes tendent à mettre en avant l’aspect sociologique de leur métier, respectant ainsi le mythe d’un effort indépendant et honnête. Comme l’écrivent les différents journalistes du groupe média d’Attac : « Le discours dominant des journalistes […] exagère toujours l’indépendance des journalistes à l’égard des pouvoirs et occulte parallèlement les rapports de propriété soumettant les médias à leur propriétaire et à l’exigence du rendement »
Au 19éme siècle
la presse d’opinion reflétait la société très structurée idéologiquement à qui elle s’adressait. Au début du 20émé siècle, elle se transforme en presse d’information dans un contexte général d’objectivation de la société. Aujourd’hui, elle obéit à une logique néolibérale. En effet, depuis les années 70, la doxa néolibérale s’est imposée petit à petit dans le monde (du moins dans les pays développés du « Nord ») pour devenir la norme idéologique fin des années 80.
La presse a suivi ce mouvement de pensée. Philippe Bouquillion écrit « La sphère de la production marchande cherche, et réussit, à s’étendre à des domaines antérieurement occupés de manière totale ou partielle par des institutions non marchandes ou régulées de façon non marchande. » Il décrit ici le phénomène de marchandisation de l’information qui peut se définir comme une mise à niveau sociale de l’information avec n’importe quel autre bien produit dans les logiques de marchés (selon la définition de Schiller).
Le secteur de l’information
répondant désormais à des logiques capitalistiques, a naturellement appliqué les stratégies de cette doctrine. Les entreprises médiatiques ont donc lancé un processus de concentration conjugué à celui de la convergence (cette dernière permettant des économies d’échelle) et se sont ouvertes à la financiarisation. Celle-ci désigne l’ouverture des capitaux à des actionnaires extérieurs, principalement orientés vers les bénéfices financiers
De ce fait, les entreprises médiatiques deviennent de grandes multinationales classées dans le haut du tableau des capitalisations boursières et du chiffre d’affaires. Cette situation soulève toutefois des questions d’ordre déontologique. Anne-Marie Gingras a réalisé une enquête dans laquelle elle souhaitait comprendre comment les journalistes se définissent en leur posant diverses questions. L’une d’elle concernait l’indépendance des journalistes vis-à-vis de leur employeur (si les journalistes se sentaient libres de produire des reportages critiques et si les intérêts économiques du propriétaire guidaient leur démarche) et les chiffres sont clairement mitigés mais très marqués chez les employés de Quebecor qui s’estimaient généralement sous l’emprise du conglomérat.Celui-ci représente l’exemple même du groupe médiatique tel qu’il se développe aujourd’hui puisque Québecor est actif dans divers domaines (télécommunications, information, édition, etc.).
Ces différentes constatations permettent à Sophie Boulay d’affirmer que les médias privilégient leur mission économique à leur devoir démocratique.
La logique économique l’emporte donc sur la logique éditoriale
de telle façon que les entreprises médiatiques, de part la marchandisation de l’information, vendent un produit comme les autres. A travers cette perspective, il est relativement aisé de comprendre que les entreprises cherchent à multiplier les sources de financement et que la publicité constitue une niche très intéressante puisqu’elle permet aux médias de vendre leur produit sur deux plateformes : les annonceurs et les lecteurs.
Puisqu’elle alimente une recherche boulimique du profit, la publicité peut représenter un danger à l’indépendance des rédactions, tout comme peuvent l’être les logiques néolibérales.
Il est important de souligner que ces mouvements dits capitalistes ne sont pas nés durant les trois décennies passées, leurs origines sont bien plus anciennes. mais, ces dernières années ont renforcé cette tendance et l’ont élevée au rang de modèle.
Par ailleurs, la presse n’est pas le seul domaine qui subit ces tendances. De manière globale, le monde actuel connaît une financiarisation de différents secteurs (nous pensons notamment à l’économie totalement occultée par les questions financières). L’impact de la publicité ou les annonceurs sur les contenus rédactionnels s’inscrit donc dans un contexte plus vaste, celui de la presse mais aussi celui de la société actuelle.
3-Les incidences de la publicité sur le journalisme
La publicité peut être considérée comme un atout financier offrant la possibilité de diversifier les contenus en donnant les moyens nécessaires aux médias pour développer des programmes à audience minoritaire et pour traiter l’information de manière adéquate. La publicité constitue alors un élément de stabilité au milieu de toutes ces incertitudes et turbulences qui distinguent le monde de la presse. Cependant, de nombreux auteurs s’accordent sur le fait que la publicité a des incidences négatives sur les contenus, sur les stratégies des groupes de presse, sur le comportement des journalistes et sur le traitement de l’information.
le contenu
Concernant le contenu, on constate une banalisation portant atteinte au pluralisme nécessaire au discours médiatique. Certains médias ne ressentent plus le besoin de se distinguer des autres afin de séduire un public différent puisque les recettes en provenance de leurs ventes sont devenues très minoritaires. Ce phénomène de normalisation est d’autant plus vrai pour les journaux gratuits qui s’appuient exclusivement sur la publicité:
en effet « la première raison pour laquelle les entreprises sont incitées à se différencier est de vouloir affaiblir la concurrence en prix, par définition inexistante dans le cas des médias gratuits »
Ainsi, les rédactions de Metro par exemple reprennent principalement les faits énoncés par d’autres sources journalistiques et se contentent de les condenser pour les adapter aux attentes de leurs lecteurs. Ce phénomène de normalisation est accentué par la concentration des entreprises médiatiques.
La publicité
La publicité, pilier indispensable pour bon nombre de médias, représente clairement une menace pour le pluralisme de la presse. Aujourd’hui, les médias mettent tout en œuvre afin d’attirer un maximum d’annonceurs. Ils ne vendent plus des informations au public, « en réalité, ils vendent du public aux annonceurs ». Ainsi, pour répondre aux demandes provenant du marché publicitaire, les rédactions se doivent de proposer un produit séduisant, c’est-à-dire un public le plus large possible (les médias les plus gros étant ceux qui bénéficient des meilleurs tarifs publicitaires).
Evidemment, cette quête du lectorat ou de l’audience influence la préparation du contenu. Comme le montre l’étude de Gabszewicz, Laussel et Sonnac, les éditeurs n’hésitent pas à modérer les messages politiques qu’ils comptent diffuser, évitant ainsi de diviser leur lectorat et de risquer d’en perdre une partie. De même, ils ont tendance à éviter certains sujets pour ne pas vexer leurs lecteurs ou surtout leurs annonceurs. D’autre part, les médias vont privilégier les programmes à haute teneur d’audience (proximité, sensationnalisme, émotionnel …
que l’on retrouve dans les faits divers, le sport, la météo ou les spectacles) et vont, par la même occasion, priver leurs consommateurs de certains contenus.
En résumé
cette dépendance envers les revenus publicitaires a fait « basculer l’information dans le divertissement, l’inutile et même la désinformation ». Il arrive également que les annonceurs fassent pression sur l’offre d’information : en effet, ceux-ci vont, par exemple, inciter les médias (voire leur imposer) à favoriser la diffusion de programmes préconisant un style de vie axé sur la consommation.
De même, certains annonceurs exigent d’être mis au courant des articles ou des programmes diffuser avant ou apres leurs spots: il n’est pas rare d’ailleurs qu’ils menacent de retirer leurs publicités si ces informations ne leur plaisent pas. La sélection d’informations se retrouve alors quelque peu biaisée par les exigences des annonceurs.
Au-delà de l’impact sur le contenu, les annonceurs influent également sur la structure organisationnelle des journaux de presse : les maquettes, par exemple, sont modelées pour répondre aux attentes des annonceurs.
Anne-Marie Gingras décrit les pressions exercées sur les journalistes dans certains médias pour que ceux-ci n’offensent pas les publicitaires : on évite de produire des reportages sérieux sur un annonceur, on va plutôt le célébrer .Ces articles complaisants seront par ailleurs confiés aux reporters « les moins sensible à l’éthique » et non à des journalistes à qui ces papiers flatteurs pourraient poser problème.
Conclusion
Comme nous l’avons décrit plus haut, le capitalisme s’est infiltrer dans le secteur des médias : ceux-ci sont désormais contraints d’accumuler des bénéfices et ont donc développé diverses stratégies de financement afin de répondre à cette logique de recherche du profit. Cette volonté se traduit notamment par l’utilisation de la publicité, mais le recours à celle-ci met en péril l’indépendance des rédactions. En effet, la présence de la publicité soulève de nombreuses questions, principalement au sujet de son impact sur le contenu rédactionnel, la structure organisationnelle d’un média ou sur le comportement des journalistes
Cette influence relativement néfaste contribue à une forme de censure de la publicité de la part de certains journaux, comme le Monde Diplomatique.
Cela dit, il est important de souligner différents constats : d’une part, le mensuel français n’a pas complètement supprimé la publicité, ce qui laisse supposer qu’il ne considère pas cette dernière comme une pratique ontologiquement toxique, et d’autre part, cette mise à l’écart peut être lue comme une stratégie de positionnement du journal par rapport à son public cible .
le choix de mettre à l’écart la publicité s’avère crédible et compréhensible au vu des conséquences négatives que celle-ci engendre sur la pratique journalistique mais il convient de se prémunir contre un manichéisme trop rigoureux et souligner que ce choix, d’apparence déontologique, peut aussi se comprendre sous un aspect stratégique.
Bibliographie
- – Anne-Marie GINGRAS, « Enquête sur le rapport des journalistes à la démocratie : le rôle de médiateur en question », Revue canadienne de science politique, Vol. 45, n° 3, 2012.
- GROUPE MÉDIA D’ATTAC (Gilles BALBASTRE, Patrick CHAMPAGNE, Serge HALIMI, Maria IERARDI, Éric LE GALL, Henri MALER, Philippe MONTI, Denis PEREZ, Pierre RIMBERT et Christophe VENTURA), « Médias et mondialisation libérale », homme-moderne.org, site d’espace critique de la société, < http://www.homme-moderne.org/societe/media/divers/GMattac.html >, [consulté le 18/04/2016].
- Nicolas HARVEY, « Philippe BOUQUILLION (2008), Les industries de la culture et de la communication : les stratégies du capitalisme », Communication, Vol. 28, n° 2, 2011, disponible sur Revues.org, plateforme de revues de sciences humaines et sociales, < http://communication.revues.org/1688 >, [consulté le 18/04/2016].
- – Louis QUESNEL, « La publicité et sa philosophie », Communications, Vol.17, n°17, 1971, disponible sur Persee.fr, site de numérisation de revues françaises en sciences humaines et sociales, < http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/comm_0588-8018_1971_num_17_1_1245 > >, [consulté le 18/04/2016].
- Nathalie SONNAC, « L’économie de la presse : vers un nouveau modèle d’affaires », Les Cahiers du journalisme, n° 20, 2009.
- – Sophie BOULAY, Les médias privilégient-ils leur mission économique ou démocratique. Une analyse des quotidiens montréalais, mémoire sous la direction d’Yves THÉORET, Université du Québec à Montréal, 2002 – 2003, Faculté de Communication.